Histoire : Ludwig...
Un prénom chargé d'histoire, donné aux plus grands: Beethoven, Wittgenstein, Boltzmann, Peter Ludwig...
Ce pseudonyme devait-il déterminer le destin de la créature qui l'avait choisi?
† La voie des humains n'est pas en leur pouvoir, et il n'est pas donné à l'homme qui marche de diriger ses pas †
(Jeremie, La Bible)
Quelque part dans le passé, dans les thermes romains
"July!
July!
Reviens-ici tout de suite! Combien de fois t'ai-je dit de ne pas courir dans les bains, peux-tu me le dire? Tu sais bien que c'est dangereux et qui plus est nous ne sommes pas dans une aire de jeux."La mère.
Sèche, froide et dure. Semblable aux dalles qui défilaient dans sa course sous les pieds de l'enfant.
La mère...
Et le père?
Oh, le père se fichait pas mal de ce genre de crise. Non pas qu'il fût moins dur que sa femme, mais ils se partageaient les domaines.
Le père demandait toujours plus au niveau scolaire. Jamais une leçon n'était assez bien connue, et July eût-elle appris un livre par coeur qu'il n'était pas assez lu encor...
La mère était de ces bourgeoises coincées que l'on voit toujours au confessionnal, de ces marâtres que l'on imagine fort bien en directrices de pensions pour jeunes filles, chignon serré et lunettes sur le nez.
La vie de July se résumait donc à une suite de récriminations sans fin: le chapelet des déceptions et insatisfactions parentales semblait avoir toujours un nouveau grain à faire bruire à ses oreilles enfantines. Elle sortait de la bibliothèque de l'Amariah où travaillait son père pour mieux se faire gronder le soir sur ses cheveux emmêlés _tu as encore fait un détour par le parc! Je t'avais pourtant interdit d'y aller sans moi, on ne sait jamais sur qui tu peux tomber! Et regarde, ta jupe est tâchée!_ et quittait la maison pour mieux recevoir le regard courroucé sous les épais sourcils froncés de son géniteur _July... Je t'avais demandé de m'apprendre le symbole de Nicée par coeur en français ET en latin. Bien, tu me le recopieras 50 fois pour demain. Et ce soir tu liras les 9 premiers chapitres du Deuxième Livre des Chroniques de l'Ancien Testament.
Si encore la mère eût tempéré l'exigence du père et vice-versa sans doute July eût-elle pu s'épanouir un peu plus heureuse. Mais le fait est qu'ils n'échangeaient contre leur place de tourmenteur qu'un silence glacé et un aveuglement obstiné.
† Pour voir le futur, il faut regarder derrière soi †
(Livre d'Isaïe, La Bible)
"Toutes nos condoléances."C'est tout.
C'est tout ce qu'elle reçut. Pas d'argent, pas de logement... elle avait seulement 15 ans.
Dommage. C'était tout ce qui l'intéressait dans le fait que ses parents soient morts.
Toutes nos condoléances...
Certaines personnes abhorrent cette formule. Parce que, les rappelant à leur malheur elle leur donne envie de pleurer; parce qu'ils ne supportent pas la pitié; parce qu'ils ne peuvent pas comprendre, tous ces gens qui sont assis sur les bancs de l'église, ce que cela fait de perdre ses parents...
Moi je n'ai pas eu de parents.
Des bourreaux précepteurs, c'est tout.
Leur colère n'était pas due à l'inquiétude... l'inquiétude de ne pas savoir comment agir par rapport à son enfant ou encore d'être un mauvais parent... pas de craintes pour mon avenir ou ce que je deviendrais non plus.
Je n'étais pas un individu à leurs yeux. Juste une sorte de moule qu'il fallait forger, une copie de mouton bien conditionné.
Pourquoi puis-je le dire si je suis censée avoir été manipulé?
Cela c'est une autre histoire.
Néanmoins je ne déteste pas mes défunts aïeux.
Ils ont eu le mérite de m'avoir mis au monde et offert une culture que peu peuvent se targuer de posséder.
Pas d'amour mais j'en ai reçu tant par la suite que cela valait bien la peine de souffrir quelques années...
C'est justement ce fameux amour qui me permit de sortir de ce cycle infernal.
Elle s'appelait Viviane.
Elle était belle comme un coeur et le mien fondit à sa vue. Je sortais d'un mauvais rêve tandis que mon sein s'éveillait à la vie sous les doux rayons de sa chaleur. D'enfant sauvage je devins peu à peu moins rétif à la vie en société avant d'y prendre goût.
Oh, mais pas n'importe quelle société...
Faisant croire à mon propre suicide en disparaissant de la circulation, caché chez elle et ne laissant derrière moi, en tout et pour tout, qu'une lettre d'adieu, j'attendis que l'on enterre July avant de faire naître Ludwig, étrange poète maudit venu d'ailleurs. Maquillé, grimé, je tournais à mon avantage ma constitution chétive en me composant une image d'éphèbe frêle et juvénile. Admirant Rimbeau, je cherchais à le copier avant de me détourner de ce premier modèle.
Rimbeau était Rimbeau.
Lassé de me réfugier dans l'ombre de cet écrivain de génie, je délaissais les cabarets où mon haut de forme et mon accoutrement singulier m'avaient valu une solide réputation de dandy poseur afin de me chercher.
Oh, pour ça j'ai cherché longtemps...
Et j'ai fini par me trouver.
Pas dans l'écriture ni l'alcool ou les fêtes incessantes;
Pas dans ces étreintes enflammées, ces crépuscules embrasées et ces ivresses de baisers...
Sans renier mon passé j'ai cessé de me tourner vers lui afin de regarder vers le futur...
Vers l'arrière.
Ce que nous avons face à nous, ce que nous connaissons...
C'est justement l'amas de nos souvenirs.
L'avenir est derrière nous, invisible et inconnu...
Alors j'ai arrêté de lutter, me suis laissé entraîner et basculer...
Pour mieux jouir du présent.
Pourquoi Ludwig?
A cause de Wittgenstein, ce penseur que j'avais découvert. Mais ce n'est pas tant lui qui me marqua que ce compositeur de génie connut pour ses symphonies...
Beethoven.
Puis, un jour, par curiosité, j'ai cherché... D'anciens Ludwig à la renommée éclatante, aux trajectoires intéressantes. Parmi ceux-ci le prince de Bavière et la famille des Ludwig attisèrent ma curiosité et me portèrent vers les arts.
Wagner me plût parfois quoique je n'aie jamais été un grand admirateur de son oeuvre ainsi que le roi fou, Liszt, Cosima ou Hans von Bülow; nonobstant, son héritage m'amena aux sphères de la culture germanique, entrevues à peine avec Beethov.
J'aurais pu rester dans cette veine romantique si le hasard ne m'avait fait découvrir l'esthétique baroque. Ravi, émerveillé même par les chants et tambourins donnant un air de renaissance et même de moyen-âge au petit concert que je découvris dans une modeste chapelle que vous ne connaissez certainement pas _et pour cause: dès mon suicide présumé j'avais quitté Assiah_ j'agressais presque les membres de cet ensemble à les couvrir de louanges.
Alors que mes compliments et mon admiration flattait la petite confrérie, je surpris le regard de la violiste...
Et mon sein, languissant dans les langes d'un amour cotonneux, reçut sans même pouvoir se défendre l'oeillade embrasée, vivement contenue et réprimée par la pudique paupière.
Je devins fou.
Haïssant Viviane sans pouvoir m'en expliquer la cause, elle quitta bien vite son faux gentleman devenu un démon infernal. Sans me faire prier, j'écumais la ville afin de retrouver la musicienne.
Je n'eus pas à parler.
Un regard!
Un seul suffit...
Et nous courions déjà, main dans la main, de la rue à sa porte et de la porte à son lit.
Non.
Evidemment que je m'imaginais la rencontre ainsi...
Sauf qu'il n'y eût pas d'étreinte, encore moins de rencontre.
Les musiciens avaient depuis longtemps cherché fortune ailleurs. Et devinez où...
Assiah.
La ville tant haïe me devint plus odieuse encore.
Un an et demi seulement que j'en étais parti...
Je devais consolider mon personnage si je voulais y retourner un jour.
Adieu douce violiste.
Peut-être pour amoindrir ou bien au contraire cultiver ma douleur, je choisis son instrument.
Sainte-Colombe, Marin Marais, Louis Couperin ou encore Antoine Forqueray eurent ma préférence. Peut-être étais-je plus sensible au raffinement français qu'anglais, malgré les oeuvres proposées par Byrd, Gibbons ou Purcell.
C'est dans le baroque que je me suis trouvée.
M'unissant à mon instrument comme un homme à une femme, j'accueillais la viole entre mes jambes, caressait son manche de mes longs doigts nerveux, frémissait en extirpant de ses cordes la mélancolie tirée par l'archet... Les yeux clos, vibrant au son de la mélodie créée, j'en oubliais et le monde, et les hommes, et le temps.
Le temps lui ne m'oubliait pas, le monde encore moins et ne parlons pas des hommes.
20 ans déjà...
La mère de mon professeur avait eu la bonté de m'accueillir, ce en échange de quoi je devais m'occuper du logis et lui jouer des morceaux, le soir au coin du feu. Sous ses airs de petite vieille gentille, la dame était fine oreille et grande mélomane. Il m'arrive encore aujourd'hui de me demander qui de son fils ou d'elle m'a le plus appris...
Ma vie était idéale.
J'avais un toit, une passion et surtout...
J'avais trouvé en cette femme une véritable mère.
Un beau jour:
"Que veux-tu faire plus tard?""... pardon?""Je demandais ce que tu voulais faire plus tard..."J'écarquillais les yeux.
Quelle question voyons!"Je ne sais pas... pourquoi?"Quelle idée de se soucier de demain..."Tu ne comptes pas rester ici toute ta vie non?"me répondit d'un air aimable la dénommée Marguerite."Je suis bien pourtant ici..."Un rire léger qui, étrangement, me brisa le coeur"Allons, mon enfant, je ne suis pas éternelle, tu le sais bien..."Ce jour là, je sus enfin...
Je sus ce que signifiait perdre quelqu'un de cher.
Elle était certes encore en vie, mais le simple fait d'évoquer la mort l'avait comme... invitée dans ce foyer. La chaleur de ce cocon et sa protection me parurent soudain bien éphémères.
Sans que je ne m'y attende, elle attrapa ma main et pour la première fois je remarquais les sillons et les nervures qu'avait fait apparaître la vieillesse sur ces doigts desséchés.
Pour la première fois de ma vie j'eus envie de pleurer.
"Tu dois te construire Ludwig..."Ce prénom...
Je m'étais moi-même dépossédé de mon âme. En faisant croire à ma mort, j'avais dénaturé mon identité, créé un être que j'abreuvais de mes chairs, mes joies, mes souffrances, mes sourires et mes larmes.
Ce prénom me brûlait comme une enveloppe de feu, un tissu ardent cousu à même mon corps...
Ludwig...
Et soudain je sus.
Je sus que je continuerais de m'aliéner tant que je chercherais à composer un personnage tel un acteur.
Je sus que le prénom en soi ne signifiait rien: c'était à présent à moi de tisser à ces sonorités de plus doux accents.
Ludwig.
Je serais, non!
Je suis Ludwig.
Ni homme, ni femme, juste un tout harmonieux.
Et ce qui s'était scindé, ce qui m'avait, au plus profond de moi, aliéné et divisé redevint unité.
"Je partirais. Et d'autres après moi encore te quitteront... Toi-même tu auras besoin peut-être de te séparer de certains...
Mais toi! Toi tu dois rester.
Tu dois rester fier de toi, capable de rester debout en plein coeur de la tempête. Trouver l'équilibre entre stabilité et adaptabilité.""Merci Marguerite... Merci pour tout..."Je la serrais dans mes bras avant de baiser chastement son front.
"Laissez-moi un temps pour y réfléchir voulez-vous?"Je crus qu'elle ne m'avait pas entendu, mais alors que je m'apprêtais à prendre congé:
"Tu es fait pour être violiste. Mais pour cela tu devras parvenir à jouer devant les autres comme tu joues devant moi..."Je n'ai jamais reçu depuis plus beau compliment.
Hélas. Je ne suis jamais parvenu à accomplir cela...
Dévoiler mon coeur et me mettre en danger devant les autres comme je le faisais chaque soir au coin de ce feu, aujourd'hui encore ardent sous mon sein glacé, en compagnie d'une Marguerite soigneusement préservée.